Algorithme

Quand les mathématiques irriguent l’innovation agronomique

Date:

Mis à jour le 21/05/2025

Face à la pression croissante sur les ressources en eau et aux défis posés par le changement climatique, la gestion hydrique en agriculture représente un enjeu critique. Dans ce contexte, des scientifiques du Centre Inria de l’Université de Lille, en partenariat avec des unités de recherche du centre INRAE de Montpellier, ont élaboré des stratégies optimales d’irrigation par les eaux usées et des capteurs logiciels nécessaires pour appliquer ces stratégies, grâce à la théorie du contrôle. Un travail qui a pris la forme d’une thèse. Explications.
Reservoir d'eaux usées
© INRAE

Ajuster quantité et qualité de l’eau grâce aux méthodes de contrôle

Selon l'Organisation des Nations unies, 10 % de la population mondiale vit dans des zones où le stress hydrique est élevé ou critique. Or l’irrigation constitue un besoin crucial. Dans un exercice de prospective, France Stratégie estime que, pour la projection climatique la plus pessimiste, la consommation d’eau pour l’irrigation en France pourrait aller jusqu’à doubler entre 2020 et 2050.

Dans ce contexte alarmant, la réutilisation des eaux usées dans l’agriculture constitue une voie prometteuse pour optimiser l’irrigation. « Des expérimentations dans ce domaine existent, mais elles restent empiriques et ignorent la réalité des sols et des besoins des plantes en nutriments, souligne Mahugnon Gildas Dadjo, doctorant au sein de l’équipe-projet Valse du Centre Inria de l’Université de Lille et de l'unité mixte de recherche (UMR) MISTEA d‘INRAE Montpellier. Et sans traitement, cette irrigation peut produire des effets néfastes sur les plantes, le sol, voire les nappes phréatiques. Or, les traitements nécessaires sont souvent coûteux ! » 

Les chercheurs et chercheuses d’Inria et d’INRAE ont donc choisi de s’attaquer ensemble au problème en utilisant des méthodes mathématiques de contrôle. Objectif : délivrer une eau de qualité adaptée aux exigences agronomiques.

Intégrer la présence d’azote dans les eaux d’irrigation

À l’origine, leur projet est né à Narbonne, au LBE (Laboratoire de biotechnologie environnementale) d’INRAE. « Depuis une dizaine d’années, j’anime le réseau REUSE d’INRAE sur la réutilisation de l’eau, précise Jérôme Harmand, directeur de recherche au LBE. Car toute eau que l’on consomme est de l’eau potentiellement réutilisable. » Son constat ? Sur le plan agronomique, si des modèles décrivant les interactions sol-plante selon la disponibilité des nutriments existent, rien n’est proposé en revanche sur l’optimisation de la qualité des eaux usées en fonction des besoins de la plante. 

« Nous avons abordé cette problématique selon une approche systémique, avec des entrées (le débit d’eau, le taux initial de nutriments…) et des sorties (l’état du sol, la croissance des cultures…) », explique Alain Rapaport, directeur de recherche à l’UMR MISTEA (Mathématiques, Informatique et Statistiques pour l’Environnement) d’INRAE à Montpellier, également membre du réseau REUSE.

Verbatim

Notre objectif était de formaliser cette approche en modèles mathématiques exploitables. Et l’équipe-projet Valse d’Inria présente justement toutes les expertises nécessaires !

Auteur

Alain Rapaport

Poste

Directeur de recherche, INRAE

L'équipe-projet Valse est notamment « spécialisée dans l’analyse et le contrôle de systèmes non linéaires, qui reflètent toute la complexité du monde vivant, ce qui est particulièrement adapté aux problématiques agricoles, » indique Denis Efimov, directeur de recherche au Centre Inria de l’Université de Lille et responsable de Valse.

Appliquer la théorie du contrôle optimal à l’irrigation par les eaux usées

Le partenariat s’est donc concrétisé en 2022 avec la thèse de Mahugnon Gildas Dadjo, proposée par l’équipe-projet Valse et coencadrée par Alain Rapaport, Rosane Ushirobira, Denis Efimov et Jérôme Harmand. Son ambition : développer des lois de contrôle et de commande mathématiques pour réduire le volume des eaux usées traitées, tout en optimisant leur réutilisation en agriculture, sur la base des besoins spécifiques en eau et en azote des plantes.

L’un des défis majeurs concerne le couplage dynamique entre les modèles de traitement des eaux usées et les modèles de croissance des cultures, peu étudié à ce jour. Mahugnon Gildas Dadjo a commencé par appliquer la théorie de la viabilité (qui analyse l'évolution de systèmes dynamiques sous contraintes d'état). Un moyen de démontrer que l’affirmation suivante est vraie : éviter le stress hydrique et le stress azoté (en cas de fluctuation du taux d’azote dans les sols) est une condition nécessaire pour obtenir une production végétale maximale. 

Irrigation de cultures à partir d'eaux usées
© INRAE
Irrigation de cultures à partir d'eaux usées.

« Ma recherche s’est ensuite fondée sur la théorie du contrôle optimal, qui vise à déterminer des contrôleurs pour minimiser ou maximiser un critère donné, explique le doctorant. Dans le cas présent, il s’agit de minimiser la quantité d’eau utilisée au cours d’une saison agricole, tout en maximisant la biomasse végétale récoltée. Concrètement, l’objectif est d’éviter aussi bien le stress hydrique que le stress azoté des cultures, mais sans apporter trop d’eau. » À terme, cette méthode d’optimisation mathématique doit aboutir à des stratégies de pilotage d’irrigation frugales applicables sur le terrain.

Surmonter l’absence de capteurs en agriculture par des "observateurs" logiciels

Toutefois, la thèse de Mahugnon Gildas Dadjo a rencontré un obstacle :  le manque de capteurs physiques fiables et abordables dans le monde agricole. Or, la mesure du taux d’azote en début de saison est indispensable à la connaissance de l’état initial du sol, un paramètre essentiel pour choisir la stratégie d’irrigation appropriée. 

« Il a donc fallu développer des capteurs logiciels, appelés "observateurs", indique le chercheur. Ces algorithmes permettent d’estimer des variables d’état non mesurées, ici la quantité d’azote dans le sol, à partir de mesures disponibles, comme le taux d’humidité ou la biomasse produite. » L’objectif est que ces estimations fournies par les "observateurs" convergent au fil du temps vers les valeurs réelles. « Mon travail a notamment consisté à rendre ces algorithmes robustes face aux incertitudes du monde réel et à les étendre à des scénarios réalistes, où les cultures peuvent supporter un certain niveau de stress hydrique ou azoté », précise le doctorant.

Innover en révélant les stratégies d’irrigation optimales 

À l’issue de cette démarche, la thèse de Mahugnon Gildas Dadjo a débouché sur une innovation de taille : la détermination de la quantité et de la qualité d’eau à apporter aux cultures, ainsi que le moment idéal pour l’irrigation.

Verbatim

Nous avons ainsi découvert que les stratégies d’irrigation optimales ne sont pas toujours intuitives. Parfois, il est préférable d’irriguer abondamment en début de saison et ce malgré des sols déjà humides. 

Auteur

Mahugnon Gildas Dadjo

Poste

Doctorant, Inria & INRAE

Différents cas possibles de trajectoires optimales dans le plan "eau - azote" et débits d'arrosage correspondant en fonction du temps
Les différents cas possibles de trajectoires optimales dans le plan eau - azote. À gauche, les domaine viable sont représentés en bleu ciel. Les trajectoires optimales, en vert doivent rester dans ce domaine. À droite, les débits d'arrosage correspondant en fonction du temps.

En fait, ces stratégies dépendent de la quantité initiale d’azote dans le sol et de la composition de l’eau apportée. Ainsi, lorsque le sol contient suffisamment d’azote et que le taux d’humidité est maximal, l’irrigation n’est pas nécessaire en début de saison. Elle doit intervenir au moment où le système atteint la limite du stress hydrique, puis doit maintenir le système sur cette limite jusqu’à la fin de la saison. 

En revanche, lorsque la quantité initiale d’azote est moins élevée et que la seule source d’azote est celle disponible dans les eaux d’irrigation, il est préférable de commencer à arroser dès le début de la saison pour apporter de l’azote aux cultures, même si la terre est déjà humide. Enfin, lorsque la quantité initiale d’azote s’avère très faible voire nulle, il est recommandé d’irriguer dès le début avec un débit maximal jusqu’à un certain moment, puis d’arrêter l’irrigation et de maintenir le système à la limite du stress hydrique et azoté jusqu’à la fin de la saison.

Verbatim

Ce travail est exemplaire. Il montre qu’une collaboration entre mathématiques et agronomie peut déboucher sur des avancées pour la gestion durable de l’eau pour les cultures. 

Auteur

Rosane Ushirobira

Poste

Chercheuse, équipe-projet Valse

« Cette thèse a apporté de bons résultats théoriques. Nous aimerions maintenant poursuivre les recherches sur ce sujet de sorte à développer des modèles plus sophistiqués pour l’estimation et le contrôle, et les confronter à des simulations et des expérimentations, précise Rosane Ushirobira, chercheuse au Centre Inria de l’Université de Lille au sein de l’équipe-projet Valse. Il faudra notamment tenir compte d’autres sources d’azote, qui peuvent être apportées ponctuellement en complément de l’azote présent dans l’eau. »

Effectivement, Inria et INRAE ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin.  Ils envisagent désormais de lancer de nouvelles thèses, mais cette fois sur un volet plus expérimental, afin que les mathématiques s’appliquent directement aux réalités des exploitations agricoles.

Un Plan Eau national lancé en 2023

Confronté à la raréfaction de l’eau, l’État français s’est lui aussi mis en ordre de marche, avec l’objectif d’améliorer la gestion de l’eau dans notre pays. En mars 2023, il a lancé un Plan Eau qui compte 53 mesures concrètes afin de répondre à trois grands enjeux :

1. Organiser la sobriété des usages de l’eau pour tous, avec un objectif de moins 10 % d’eau consommée d’ici à 2030.

2. Optimiser la disponibilité de la ressource hydrique, à travers 1 000 projets de réutilisation de l’eau sur le territoire.

3. Préserver la qualité de l’eau et restaurer des écosystèmes sains et fonctionnels, en lançant 70 opérations phares labellisées "Solutions fondées sur la nature", des démonstrateurs de lutte contre les sécheresses.

 

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